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Je veux fermer les yeux un instant afin de m’imprégner de cette beauté subtile, mais les souvenirs surgissent aussitôt, envahissant tout l’espace disponible. Comme un poison vivace mis à mal par une fragile recette ancestrale. Comme un sort maléfique tenu à distance par quelques incantations magiques. Et mon cœur sursaute, entraînant avec lui ses battements sourds et désordonnés à mes oreilles et jusque dans les tréfonds de mon corps.
Une seconde. Une seule seconde.
Combien de drames et de chagrins peuvent s’exprimer en une seconde ? Combien de pleurs et de cris sont capables de s’emparer de ce temps infime ?
J’ouvre les yeux à vive allure et fixe la mer, me rattrapant à sa beauté ensorceleuse comme à une rampe solide. Je contrains la peur à faire marche arrière d’un cri de l’âme puissant, claquant devant moi comme un fouet. Je lui ordonne de me laisser en paix encore un moment.
Alors le calme revient. Mes mains se détendent, l’étau autour de mon cœur se desserre. Je sens le sel sur mes lèvres, des gouttelettes ruisseler le long de mes joues, le froid frétiller au bout de mes doigts.
Je ressens la vie dans chaque infime partie qui composent mon être et je me surprends à un sourire timide. Je souris à l’espace autour de moi, qui me tient vivante.
Je sais qu’il faudra bouger bientôt, reprendre le mouvement de ma vie, rouvrir les yeux sur le réel, rejoindre le temps des autres.
Je sais qu’à nouveau la lourdeur du passé refera surface et que les nuits seront interminables.
Alors, plus que jamais, avide, j’emplis mon cœur de ce bonheur pur offert par la mer, fait de puissance et de foi.
Je dessine mon corps de l’intérieur, d’un trait de l’esprit bien net, jusque dans le plus profond, jusque dans le plus étroit, et je mémorise ainsi la forme que je prends, avec l’espoir de savoir la garder là, tout près, et d’être en mesure à tout moment de la revêtir.
Le soleil tombe au fond de l’eau, tout là-bas vers l’horizon en flamme. La brume s’est évanouie sans que j’y prenne garde. Le froid me glace les os et le bruit du ressac envahit douloureusement mes oreilles.
Mes pieds collés au sable et mes yeux accrochés à la ligne d’horizon, je ne trouve pas la force de rentrer chez moi. Et bien que le temps semble s’arrêter, j’entends la mer m’appeler de toute sa puissance divine.
Alors, comme un chant céleste, comme une goulée d’air frais, comme un éclat de rire, je trouve la force en moi.
Je redresse mon dos, gonfle mes poumons. Sur mes lèvres séchées par le sel, un sourire plus franc encore se dessine.
Je sens toute la puissance en moi, toute la force vive.
Je sais que plus rien ne peut m’abattre, ni le poids des souvenirs, ni la peur de l’avenir, ni les amours perdus, ni les coups reçus.
Je sais comment je suis arrivée là. Je sais le nombre de combats.
Je sais surtout, la force de mon amour, plus puissant que la lourdeur des jours.
Je peux enfin faire un pas, puis deux, suivis de trois. J’emporte mon corps endolori par le passé autant que par le froid. Je tourne le dos à l’horizon endormi, sans crainte sans remords. Il est mon ami.
Je marche d’un bon pas car je le sais : Demain sera là.
Je me tiens face au large, le visage mouillé par les embruns, les pieds ancrés au sol. Mes mains, serrées l’une contre l’autre, sont engourdies par le froid hivernal. Mon dos, droit et fier, se tient prêt à affronter la force du vent. Les yeux perdus vers l’horizon brumeux, je sens mon cœur se gonfler au rythme du ressac.
Je regarde les mouettes et les goélands se disputer quelques crabes audacieux et, plus au large, les cormorans plonger en rythme, au gré des vagues noires et bleues.
Je glisse dans cet espace qui me caresse, ne faisant qu’une avec la plage désertique. Je voudrais me fondre en elle, n’être qu’un grain de sable supplémentaire, un coquillage échoué là au hasard.
Je me tiens face au large