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Dinna Fash Sassenach - Outlander
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La Main à l'Oreille

Théo avait tout juste deux ans lorsque nous avons admis qu’il fallait mettre un mot sur son état. Non pas que nous avions besoin d’être rassurés par ce mot ou par un autre, ni même que des spécialistes le valident ! Mais d’évidence, il allait falloir nous protéger envers la société toute entière afin qu’elle admette la fragilité de notre enfant et qu’elle ne nous tombe pas dessus à bras raccourcis dès lors qu’elle aurait décidé qu’il n’était pas dans la norme établie. 

Autisme régressif (1). Un diagnostic qu’il a fallu arracher à la médecine après qu’elle nous ait donné du : psychose infantile, puis TED (2) ou TSA (3) ou autres acronymes sensés nommer ce que nous vivions à la maison avec Théo, sans pour autant nous pétrifier sur place. 

Journal d'un  

enfant autiste  

  Le sommeil 

Ensuite ce terme a été remplacé par autisme typique (4), puis finalement, autisme de type Asperger (5) l’année de ses 9 ans. Au sein de la famille, quels qu’aient été les différents mots posés sur lui, notre vision de Théo n’a jamais changé. Mais nous avions besoin de conseils. Nous avions besoin du savoir accumulé par les familles qui avaient déjà traversé cette épreuve avant nous. 

L’un des symptômes récurrents évoqués par les parents était les troubles du sommeil. Combien de témoignages avons-nous lus à ce propos, de familles épuisées et désespérées de retrouver un jour des nuits réparatrices. 

Que ce soit l’endormissement impossible ou les innombrables réveils nocturnes, toutes évoquaient leur détresse. Bon nombre finissaient, la mort dans l’âme, par accepter de médiquer leur enfant pour ne pas sombrer dans un épuisement ingérable. 

A travers les lignes de ces témoignages poignants, nous pouvions deviner les familles explosées, les couples en détresses, les fratries épuisées, les professionnels dépassés et nous savions, à regarder notre fils prendre de plus en plus de temps avant de parvenir à s’endormir, que ça allait bientôt être notre tour. 

Déjà nous avions refusé les médicaments proposés par les médecins. Que ce soit ceux sensés alléger ses angoisses ou ceux qui, paraît-il, auraient mis un frein à ses automutilations. 

Nous ne pouvions nous résoudre à rajouter un problème extérieur alors que nous tentions désespérément de comprendre son fonctionnement, alors que nous partions tous ensemble à la recherche de son identité. 

Je m’entêtais à m’imaginer être capable, par la simple force de mon amour pour lui, par ma détermination à aller à sa rencontre, de ne pas perdre ce combat supplémentaire. 

Assez vite, j’ai compris que l’un des problèmes les plus douloureux de Théo était sa difficulté à percevoir les limites de son corps. Il l’exprimait à travers une multitude de comportements, comme les balancements, les tripotages, les nombreux coussins qu’il plaçait sur lui à peine allongé sur son lit, les coups qu’il se donnait à la moindre angoisse, les morsures qu’il s’infligeait pour gérer sa colère, son incapacité à faire ses selles ailleurs que dans sa couche et avant tout cela encore, son refus catégorique d’être touché. 

Les incessants rituels qui composaient la vie de Théo et la nôtre par rebond n’étaient-ils pas nés de cette angoisse de disparaître ? 

Chaque geste répété quotidiennement, chaque écholalie ressassée à l’infini n’avait qu’un seul but me semblait-il… remplacer les limites d’un corps à habiter et rassurer cette âme vagabonde qui n’avait pas encore trouvé d’enveloppe à sa mesure. 

Aussi, lorsque les nuits devinrent compliquées, lorsque s’endormir semblait devenir une douleur supplémentaire pour lui, j’ai essayé de me mettre à sa place, de m’imaginer ce que cela impliquait d’accepter de se livrer au sommeil lorsqu’on a du mal à habiter son propre corps. 

Quelle peur peut venir envahir une telle âme lorsque la nuit s’empare de tout ce qu’elle a fabriqué pour se rassurer ? Quelle angoisse terrible peut alors habiter cet enfant sans corps, sans limite, sans frontière ? Comment faire pour le rassurer sur la continuité d’un temps dont il n’a pas encore pris la mesure, sur une réalité palpable. En un mot, comment lui assurer qu’il serait encore là à son réveil ? 

Pas question avec Théo de le rassurer au creux de mes bras, à la chaleur de mon corps, à l’odeur de ma peau. Autant de contact qui agressaient ses sens. 

Pas moyen non plus de faire appel à sa raison puisque les mots, pour un temps, avaient disparu de nos échanges. 

Il fallait à tout prix que je lui offre des contours solides pour aborder la nuit. Alors les rituels communs se sont installés. 

Très vite, une priorité s’est imposée : Que Théo se couche avec le sourire. 

Quoi qu’il se soit passé avant, quel que soit son état, quel que soit nôtre état ! Quel que soit le temps, l’endroit, notre fatigue ou nos projets… La priorité était que Théo soit de bonne humeur au moment de se coucher. A 20h00 ou à minuit, peu importe. Le temps à prendre, le temps à donner, c’était le prix à payer pour ne pas avoir à recourir à la chimie. 

Ce qu’il fallait, c’était mettre en place quelque chose qui assurerait à Théo que tout allait bien se passer et qu’aucun imprévu viendrait bouleverser sa place au monde. 

Une manière de dire qu’il était l’heure de dormir. Une manière particulière de monter les escaliers après avoir éteint puis rallumé la lumière. Une manière de préparer un biberon de sirop et de le boire par étapes jusqu’à la gorgée finale. Un livre à lire sur le même ton, assis de la même façon. Des phrases, des gestes… 

Dire aurevoir aux choses qui comptent, aux voitures sur le parking qu’on salue depuis la fenêtre, aux lumières des lampadaires, aux chaussures qu’on range le long du tapis, au biberon enfin fini... Et auxquelles on dira bonjour dès le prochain réveil, pour souligner leur présence immuable et rassurante. 

Au fils des mois et des années les rituels se sont transformés pour s’intégrer au quotidien. 

Des répliques des films qu’il aimait, des écholalies qui pour certaines avaient perdu de leurs sens. Ces rituels pouvaient durer 2 ou 3 heures et n’avaient qu’un seul but, créer une enveloppe rassurante qui permettrait à Théo de s’y lover pour la nuit. 

Et puis un jour, alors que je soignais une plaie qu’il venait de se faire, j’ai réalisé que Théo aimait que je lui masse la plante des pieds. Pour la toute première fois depuis le jour de sa naissance, j’ai eu le sentiment que le fait de le toucher ne l’agressait pas, ne le mettait pas en danger. 

Je ne sais pas pourquoi cela a eu lieu, mais ce fut un instant clé dans nos vies et j’ai eu la chance d’être en mesure de m’en saisir. 

En quelques jours à peine, le massage des pieds a remplacé tous les rituels existants. 

La longue liste sans fin, complexe, exténuante parfois, et qui nécessitait que je sois la seule à coucher Théo car j’étais celle avec laquelle il avait tricoté ces instants fondamentaux, se vit remplacée par cet instant magique. 

Il aimait tellement cela qu’il avançait parfois de lui-même l’heure du coucher et me tendait ses pieds, le sourire aux lèvres. 

Durant des mois, lui et moi avons partagé ce moment riche et intime. Durant des mois nous avons lui et moi fabriqué cette enveloppe nocturne qui lui était vitale et qui a pu se substituer aux autres trouvailles. 

Lui et moi… et puis petit à petit, lui, seul, à l’abri de ses nuits. 

Aujourd’hui Théo a 13 ans. Même si son schéma corporel est encore un peu déficient, les rituels ont presque disparu de sa vie. 

Il m’a avoué il y a un an de cela qu’avant de s’endormir il faisait encore la liste mentale de tous les gens qu’il aimait. C’est, il me semble, le plus persistant de ses rituels, je l’avais déjà surpris à le faire lorsqu’il était plus petit et qu’il nommait sa famille en se balançant lentement en regardant les raies de lumières à travers la fenêtre de sa chambre. 

Le mot d’ordre est toujours le même. Se coucher de bonne humeur. Ne laisser aucune colère et aucune peur s’installer durant la nuit. Ne pas se perdre, ne pas s’oublier, ne pas se trahir. 

Sans chimie, Théo, le plus courageux des petits garçons que je connaisse a vaincu la nuit. 

 

1 - Autisme régressif : Lorsque l'autisme se déclare après un développement sans problème, en général vers l'âge de 2 ou 3 ans 

2 - TED : Troubles envahissant du Développement 

3 - TSA  : Troubles du Spectre Autistique 

4 - Autisme Typique   : Selon la définition de Léo Kanner 

5 - Autisme de type Asperger   : Autisme sans déficience mentale