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Dinna Fash Sassenach - Outlander
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La Main à l'Oreille

  Journal d'un  

enfant autiste  

 Les régressions 

Billet écrit le 18 janvier 2010, quelques jours après les 6 ans de Théo 

 

Régression : recul, retour à un état antérieur. 

On nous précise qu'en psychanalyse la régression est le retour d'un sujet à des modes de comportement ou de conduite caractéristiques d'un stade antérieur de développement. 

En réalité, tout a commencé par cela. Une régression. Car Théo a commencé sa vie comme la plupart des enfants, même si à y regarder d'un peu plus près, une foule de détails nous annonçaient déjà sa particularité, mais dans l'ensemble, sans être trop regardant, il n'a fait qu'évoluer à peu près normalement, jusqu'à... jusqu'à oublier la plupart de ses acquis. 

Il s'est assis vers 6 mois et a marché le jour de ses 10 mois. Il a babillé comme la plupart des enfants, si ce n'est peut-être une étrange façon de se servir de sa lèvre inférieure... produisant des sonorités que nous n'avions pas coutume d'entendre. 

C'était un enfant difficile bien sûr, qui ne désirait pas qu'on le porte, ni qu'on le console, qui pouvait rester pendant des heures occupé à jouer avec des raies de lumière ou à triturer des objets à sa portée... mais bel et bien, même si ce chemin qu'il semblait vouloir emprunter nous paraissait étrange, voire inquiétant parfois, il évoluait... laissant toujours ouverte cette porte sur l'espoir de la normalité. 

Mais la régression est venue, tel un couperet, telle une sentence. 

"Non"Voilà ce qu'elle a imprimé dans notre vie, voilà ce qu'elle a tatoué au cœur de l'avenir de Théo. 

"Non, ta route ne sera pas droite, quelle qu'elle soit. Non, ce chemin que d'autres empruntent sans même s'en apercevoir, ce chemin n'est pas pour toi. Le tien, c'est celui-là, caillouteux, escarpé, sans garde-fou, sans panneaux lumineux". 

Théo  a d'abord oublié les quelques mots appris... clef, gâteaux, biberon, à boire... et puis papa, et puis maman... 

Il a oublié le goût des échanges, aussi rares fussent-ils... des sourires qu'on se renvoie, des regards qui s'entrecroisent, des mains qui se touchent. Il a oublié qu'on était tous liés dans une famille et que la douleur de l'un est la douleur de l'autre. Il a oublié que son avenir chantait et que le nôtre l'accompagnait. 

Son silence est venu nous assaillir, son regard s'est mis à nous glisser dessus, son corps à se crisper à notre contact. 

Ce furent des moments d'une douleur indescriptible. 

Comme il a oublié comment prendre les choses, il nous a transformés en instruments à son service. Tout d'abord il nous pointait l'objet souhaité, puis il a oublié cela aussi alors il prenait notre main pour nous dire qu'il voulait quelque chose... à nous de deviner. Puis cela encore il l'a oublié. 

Mais nous sommes faits ainsi, et c'est tant mieux... sûrement... qu'on dépasse ces stades qui nous semblaient intolérables. 

Jour après jour, pas après pas... nous avons arpenté avec Théo ce nouveau chemin qui semblait donc devoir être le nôtre et nous avons ouvert d'autres portes et nous avons jeté les bases d'un autre avenir... 

L'apprentissage s'est organisé autrement. Ce n'est pas comme si il avait fallu reprendre au commencement ! Non, c'était bien plus compliqué que cela en vérité, car au début de sa vie, l'enfant est une éponge. Il reçoit tout ce qui passe à sa portée, avec confiance, avec curiosité, avec innocente, avec envie ! Mais Théo, alors qu'il n'avait pas encore 3 ans, semblait avoir clos définitivement cette espace libre... et tout autour de lui se dressait un mur épais. 

Avant de penser même lui enseigner quoi que ce soit, il fallait tout d'abord lui en faire miroiter l'intérêt et lui prouver à chaque instant qu'il pouvait nous faire confiance, encore, et encore, et encore. 

Il lui a fallu plus d'un an avant de se rouvrir au langage. Un an pendant lequel il nous a laissés à sa porte close. Un an de silence... de vrai silence ! De celui qui habite même les hurlements et les pleurs. Un an pendant lequel nous n'avions aucune idée de ce qui se passait en lui. Un an sans savoir s'il était ne serait-ce qu'un tout petit peu heureux. Un an sans la marque du moindre amour. 

Théo a plongé dans l'autisme. Nous n'avons pas eu d'autre choix que de plonger avec lui. 

 

Et puis, alors qu'on ne savait même pas que c'était possible, nous sommes remontés petit à petit à la surface, lui et nous. Nous avons appris sans même savoir qu'on en était capables, à nager dans ces eaux troubles et froides. Nous avons appris à décoder l'indescriptible, à prévoir l'imprévisible, à comprendre l'inimaginable. Nous avons écouté Théo nous parler son si beau langage. Ce langage que nous ne savions pas répéter car c'était cela, ce petit mouvement de lèvres que nous avions repéré lorsqu'il était bébé. Beaucoup de mots à base de  "ya" et de "wayé". 

Nous répétions le bon mot à la suite du sien. Je crois que tout le monde y a trouvé son compte. C'est ainsi qu'il a accepté de revenir à notre langage je crois. 

Alors lentement, très lentement, il a réappris à parler, à dialoguer, à écouter, à attendre, à demander, à proposer. Il a réappris à se servir de son corps, à reposer les pieds à plat. Il a réappris à se servir de ses doigts, à déchirer, ouvrir, aplatir, lisser. Il a réappris à croire en nous, à nous écouter, à suivre une route commune. 

Nous nous sommes jetés avec toute notre énergie dans cette bataille ! L'espoir était à nouveau possible, même si nous ne lui laissions pas la bride sur le cou. Mais tout de même, nous pouvions découvrir notre enfant, son "potentiel" comme ils disent chez les pros. Chacun de ses rires était le plus beau des présents. Chacun de ses acquis une nouvelle porte sur un possible. Et c'est dans cet élan que nous a fauché la deuxième régression. 

 

Nous ne savions pas. Nous l'avions lu bien sûr, nous l'avions entendu, écouté ! Mais en réalité, nous ne savions pas. Nous ne savions pas à quel point ça fait mal. Comme un poing lancé en plein visage au beau milieu d'un rire. Comme une claque coupant l'envolée d'une mélodie. Comme un fusil stoppant le vol d'un oiseau. 

"Non". Ce non que nous avions presque oublié. Que nous avions tellement envie d'oublier ! 

Pendant quelques jours, on est comme perdus dans un monde qu'on croit connaitre mais qui n'est qu'illusions, pièges, faux semblant, trompes- l'œil. Savait-il cela ? Je ne sais plus...  Ce mot veut-il bien dire ceci ? Va savoir ! 

Plus aucune certitude possible. Plus que le doute et la peur. Jusqu'où va-t-il désapprendre ?! Jusqu'où va-t-il s'éloigner de nous ? Jusqu'à quand ?  Et surtout, oui... surtout... Va-t-il encore nous revenir ? 

Je ne sais pas pour les autres enfants autistes, pour les autres familles. Mais la plupart des régressions de Théo s'accompagnent de violence et de stress.  

Est-ce parce qu'il retourne dans la solitude ? Dans l'isolement ? Dans l'incompréhension ? Est-ce parce qu'il ne supporte plus nos règles? Est-ce parce qu'il ne les comprend plus ? 

Mais nous aurions tort de nous en tenir à de seules causes psychologiques. Bel et bien, nous sentons également et très fortement un dérèglement au niveau chimique, neurologique. Des tics, des secousses, des déséquilibres physiologiques. 

Théo devient maladroit, tout lui échappe des doigts, il retrouve son hypotonie, sa démarche saccadée, jusqu'à parfois reprendre  cette satanée marche sur la pointes des pieds ! Il se réfugie à nouveau dans les chiffres, les nombres, les énumérations, les  calculs,  chronométrages ! Nous ne sommes plus que l'addition de ce que nous faisons ou ce que nous devons faire. Il nous perd de vue. Disons pour être plus précise, qu'il perd de vue la légitimité même de nos sentiments personnels, notre fatigue, notre existence propre. Nous redevenons ses instruments. 

"J'ai faim, j'ai soif, je veux ceci, tout de suite, cela immédiatement. Tu t'arrêtes de faire ce que tu fais, tu sors de ton lit, de ton sommeil, de ta fatigue insurmontable, de ta fièvre même. Je ne comprends même pas de quoi tu parles ! Je ne sais même pas que tu existes. Rien d'autre n'est... Que moi, et même si cela ne me rend pas heureux pour autant, c'est comme ça". 

Et les jeux se réduisent à peau de chagrin jusqu'à n'être plus qu'un. Et les chansonnettes qu'il commençait à fredonner redeviennent ces ronflements, grognements claquements. Et plus rien n'a de goût qu'il aime, et toutes les odeurs le dérangent, et chaque geste l'irrite, quant à le toucher n'en parlons pas ! 

Nous nous sommes fait rabrouer pour avoir osé chanter "joyeux anniversaire"... heureusement, la bougie chantante, elle, a eu le droit d'aller jusqu'au bout de sa chanson. Et puis les cadeaux ont eu le bon goût de lui plaire. Ce fut une soirée agréable. Nous en avions bien besoin, d'autant que le lendemain Théo reprenait les "armes" ! 

 

Je sais que ça ne va pas durer. Je sais qu'après les régressions, en général Théo reprend l'apprentissage avec encore plus de ferveur. Je sais bien sûr que Théo est toujours là, derrière ce petit visage fermé, ses yeux plissés, ses dents serrées. Je l'attends de pieds fermes... je garde la place... 

 

 

Additif du 17 mai 2015 (Théo a 11 ans et 4 mois) 

Les régressions continuent de ponctuer la vie de Théo, et la mienne par la même occasion, mais elles n'ont plus le même impact sur sa vie !    Il n'y a plus de violence, plus d'auto-mutilation. Théo retourne juste dans sa bulle, enfermé dans sa chambre, refusant de partager son monde. 

Pendant quelques jours, parfois quelques semaines, certains de ses vieux démons refont surface, balancements, grognements, isolement.... Mais il revient toujours parmi nous, grandi, lumineux. 

Ces moments de replis sont des pauses dont il a besoin et qui lui permettent de mieux reprendre son chemin.