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Dinna Fash Sassenach - Outlander
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La Main à l'Oreille

Il y a quelques années, je me suis passionnée pour la vie des insectes. Fascinée par le ballet enchanteur des libellules, je me suis documentée à leur sujet afin de mieux les connaitre et les reconnaître. 

J’ai découvert avec stupeur que les libellules pouvaient vivre jusqu’à 5 années, mais seulement quelques semaines en tant qu’imago (adulte). Le reste du temps, elles le passaient sous forme de larve aquatique. 

Mon premier réflexe a été de me dire que c’était un beau gâchis. Pourquoi tant d’années à se construire au fond de la vase et si peu à s’épanouir dans les airs ? 

Et puis, à force de les observer, ailées à la surface de l’eau et larvaires en bordure des étangs, j’ai réalisé que je faisais fausse route. 

Journal d'un  

enfant autiste 

Métamorphose 

En quoi la vie larvaire et boueuse de la libellule était-elle moins importante que celle de l’adulte ailée et colorée ? Fallait-il qu’elle soit belle à mes yeux pour être validée ?  

Ce jour-là, j’ai regardé la vie des insectes avec un tout autre regard. Un regard libéré de toute idée préconçue, ce qui m’a aidé à voir la beauté en chaque chose. 

Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle avec la vie de mon fils Théo. 

Au-delà de sa douleur bien sûr, qui parfois prenait le pas sur tout le reste, l’enfance de Théo, replié sur lui-même, à l’abri dans son silence, très concentré sur ses rituels, est sur bien des points, équivalente à la vie larvaire de la libellule. 

Ce temps à tripoter, à ronronner, à se balancer, à se regrouper.  

Ce temps où il était à l’abri en lui-même, bien plus que dans nos bras avides. 

Ce temps particulier qui nous a en partie échappé et dont nous ne comprenions pas le sens, était son temps. Ce n’est pas parce qu’il nous faisait peur qu’il était dangereux. Ce n’est pas parce qu’il nous semblait vide qu’il était inutile. 

Un temps qui nous déstabilisait mais qui le rassurait. 

Je me souviens avoir passé des heures, jour après jour, mois après mois, à regarder Théo tourner en rond dans la maison. 

Il faisait courir le long du mur son objet du moment. Ça pouvait être une petite voiture, ce qui semblait donner du sens à ses parcours, mais tout aussi bien ça pouvait être un caillou, une gomme ou une petite cuillère. Glissant les pieds au sol, frappant l’objet sur le mur, bruitant son parcours avec des sonorités rauques ou des cris aigus, il passait du couloir à la cuisine en faisant parfois un détour au bureau. J’ai tenté de comprendre ces rondes sans fin, j’ai tenté de les ordonner, les mesurer, les rationaliser. En vain. 

Théo semblait parfois sortir de son monde pour me regarder à son tour. Puis, comme s’il  

s’adressait à une autre partie de lui-même, il marmonnait quelques règles à suivre et reprenait son circuit. 

Cela pouvait durer plus de 2 heures et ce, plusieurs fois par jour. 

Parfois, à bout, lasse d’entendre le glissement de ses chaussons et le tapotement de son jouet contre le mur et plus encore, ces bruits qui sortaient de sa gorge et qui ne m’étaient pas destinés… je lui demandais d’arrêter. 

Il levait la tête, confus. 

- Quelques tours encore et c’est fini, promettait-il. 

Et en effet, il s’arrêtait et s’en allait jouer dans sa chambre. Et moi je m’en voulais.  

Pourquoi lui interdire ce temps qu’il s’était construit ? Au nom de quoi, si ce n’est ma propre angoisse face à ce que je ne comprenais pas ? 

Et puis inexorablement, quelques heures après il reprenait sa ronde, et le lendemain, encore et encore. 

Si je l’ai filmé, c’est parce que, lors de ces rondes incessantes, je sentais la solitude m’empoigner comme jamais et que j’avais besoin de la partager, comme si cela pouvait, d’une certaine manière, redonner un sens à ce qui m’échappait.  

Finalement, c’est à moi que ces moments faisaient du mal, et non à lui. C’est moi qui était en danger, mise, sans possibilité d’y échapper, face à mon incompréhension, mon angoisse, mon incapacité à accepter entièrement les comportements autistiques de mon enfant.  

Car il y a un fossé entre ce qu’on accepte avec l’esprit et ce qui nous empoigne au fond des tripes, et si j'étais apte parfois, à expliquer et rationaliser la particularité de mon fils autiste, ça ne m’empêchait pas, dans un même temps, de me décomposer face à son expression la plus énigmatique. 

Aujourd’hui Théo n’est pas complètement libéré de ses rituels envahissants, mais ils sont plus discrets, plus en adéquation avec ce qu’on aime définir comme la normalité.  

D’une certaine manière, il est cette libellule que nous observons en train de voltiger au-dessus de l’étang, les ailes déployées, les couleurs éclatantes. 

Pour autant, où l’emmène ce vol gracieux ?  

Est-il le grand gagnant de cette métamorphose ? Est-ce qu’au contraire cette apparence de liberté lui coûte à ce point qu’au final sa véritable vie est sur son déclin ? 

Là bien sûr, s’arrête la comparaison, c’est inévitable et c’est tant mieux. 

Mais je veux garder à l’esprit que la vie de Théo n’est pas réduite à ce que nous en comprenons et que tout ce monde qu’il s’est construit, hors les codes, hors les normes, est au moins aussi important pour lui, si ce n’est plus, que ce que nous en voyons et que dans notre grande arrogance nous appelons : progrès.