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Journal d'un enfant autiste
Je suis né à 5 ans
Novembre 2019 Théo a presque 16 ans
Discussion avec Théo dans la voiture en route pour son cours hebdomadaire de plongée.
Nous évoquons les divers accidents que nous avons eus dans notre vie et Théo me demande de lui raconter ce qui lui était arrivé quand il était petit.
Comme j’évoque un souvenir datant de ses 4 ans, il me dit de but en blanc.
- A 4 ans je n’étais pas encore vraiment né.
Je le questionne sur cette drôle de remarque
- Je crois que je suis complétement né vers 5 ans. Car avant 5 ans, je n’ai pas de souvenirs où je suis moi.
Mille questions se bousculent dans ma tête, mais j’attends un peu. Je sais qu’avec Théo, il faut toujours laisser le temps d’une double réflexion. Avant les mots, et après les mots.
- En fait, j’ai des souvenirs d’avant 5 ans, continue-t-il, mais je n’ai pas de mots à mettre dessus. Ce sont des souvenirs sans mots.
Je lui demande s’il se souvient de ce qu’il faisait alors ? S’ils se souvient de nous.
- Je me souviens de sensations, me répond-il. Par exemple, je me souviens que nous étions dans le camion, toute la famille (nous avions un Ford 9 places, car nous étions une grande famille) Tout le monde était là, même Thomas… nous roulions de nuit et je me souviens juste que j’avais le sentiment que nous montions dans l’espace. C’est tout ce que je me souviens. Mais je ne m’étais pas dit : nous montons dans l’espace ! C’est juste que j’avais cette sensation.
Je lui fais remarquer qu’il y a donc des mots sur son souvenir.
- Oui, des mots d’aujourd’hui, c’est vrai.
- Et alors, comment as-tu fini de naître, lui demandais-je alors ? Y-a-t-il des mots pour raconter cela ?
- Je ne sais pas, finit-il par répondre au bout d’un long moment. Mais les premiers souvenirs où je me vois, moi, comme je suis, c’est avec les jeux vidéo. Je m’y sens à l’abri.
Nous avons parlé ensuite un long moment de ce que cela pouvait signifier, et Théo s’accordait à penser qu’avant les jeux vidéo, il n’avait pas conscience d’avoir un pouvoir quelconque sur sa vie.
Les jeux vidéo, puis, les mondes comme il les a appelés, lui ont permis de se dissocier du reste et de développer son imaginaire. Un imaginaire dans lequel il était suffisamment à l’abri pour pouvoir se confronter à la réalité et donc, exister en tant que personne distincte.
Je lui ai fait remarquer alors, que de mon côté j’ai eu un sentiment similaire. Celui d’avoir fini de le mettre au monde lorsqu’il s’était mis à parler.
- Mais j’ai parlé très tôt ! m’a-t-il répondu.
- Oui, mais ensuite tu as oublié ton langage et pendant longtemps ensuite, tu as comme « disparu » à l’intérieur de toi. Nous ne savions plus où tu étais.
- Pourquoi ai-je fait cela, m’a-t-il demandé avec un intérêt passionné ?
- Je ne sais pas vraiment Théo, j’ai plein de suppositions, mais je ne sais pas. Le seul qui a la réponse, c’est toi. Mais tu es en train de me dire qu’il n’y a pas de mots pour évoquer ce temps.
Nous avons roulé un peu en silence. Pas vraiment en silence d’ailleurs car nous écoutions sa playlist issue de ses jeux vidéo justement.
- Comment je me suis remis à parler, me demande-t-il alors ?
- Un jour nous étions dans le camion avec Papa et Lisa, et tu as désigné un arbre et tu as dit « Ab ».
- Ce n’est pas vraiment parler !
- Si, car c’était la première fois que tu disais un mot qui désignait quelque chose. Avant cela, les sons que tu émettais ne désignaient rien, et surtout, ils n’étaient pas destinés à ce que nous les entendions. Ce mot, « Arbre », non seulement désignait bien un arbre, mais surtout, tu le partageais avec nous.
- Ah ! Je comprends !
- Cela voulait dire pour nous, que nous existions pour toi, et que cet arbre existait pour toi, et que donc, tu existais pour nous et pour cet arbre.
- Ah oui !! Oh ! mais ça veut dire qu’avant cela vous ne saviez pas si j’existais ?
- Si ! Nous savions que tu existais, car tu existais pour nous. Mais ce que nous ignorions alors, c’est si toi tu le savais !
- Non, je pense que je ne le savais pas. Je crois que j’ai su que j’existais quand je me suis mis à parler. Il a eu des mots pour me faire exister.
J’ai eu beau ralentir et ralentir encore, hélas, nous étions arrivés à Sète où ont lieu ses cours de plongée.
J’aurais aimé que cette conversation dure encore, jusqu’à ce que nous parvenions à trouver une explication plus solide.
- J’aime beaucoup parler de tout ça avec toi Théo, c’est passionnant. Et si un jour tu parviens à expliquer pourquoi, à un moment tu as arrêté de communiquer avec nous, puis, pourquoi et comment tu es parvenu à revenir vers nous, ça serait incroyablement important pour mieux comprendre l’autisme.
- Et bien, nous en reparlerons alors. Tu n’auras qu’à me demander.
Et déjà, il sortait de la voiture, comme si de rien n’était et je restais seule avec la sensation d’un univers merveilleux dont Théo était le dépositaire, juste là, à portée de quelques mots.