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Aujourd’hui, Théo a dix-huit ans. Après neuf années passées à Palavas-les-Flots, nous allons déménager à nouveau pour rejoindre la France rurale (en Saône-et-Loire). Théo doit se rapprocher de la nature dans laquelle il se sent bien, contrairement à la ville qu’il ne supporte plus et qui l’amène à se renfermer dans son monde autistique.
À l’inverse du récit proposé dans Nos mondes entremêlés, ce ne sont plus les lettres écrites à Théo qui enrichissent ce témoignage, mais son propre récit. Il est enfin en mesure de raconter ce qu’il a vécu et ce qu’il a pu ressentir au contact d’une société dans laquelle il était si compliqué de faire admettre sa singularité.
Nous relatons notre départ de la Savoie en expliquant (pour la première fois) pourquoi nous avons dû prendre la fuite à cause de la violence de son père. Puis notre arrivée à Palavas-les-Flots et l’organisation de notre nouvelle vie.
Je décris ma difficulté à passer le relais aux spécialistes. Il raconte sa confrontation avec les diverses institutions qui lui permettent de découvrir d’autres autistes et lui offrent une vision d’un avenir qu’il n’avait jamais imaginé et qui, aujourd’hui, le fait rêver.
À la croisée des chemins
Le livre est en cours d'écriture.
Autisme, entre mère et fils
Ecriture à 4 mains
Chapitre 1
Sur la route
*** Valérie ***
Lorsque nous nous sommes installés à Palavas-les-Flots, Théo venait de fêter ses neuf ans. Je ne l’avais jamais quitté, si ce n’est pour deux jours passés chez l’une de ses sœurs, l’année de ses sept ans. Il n’avait jamais fait l’expérience d’une vie en institution, et à fortiori, des contraintes qui en découlaient : horaires stricts, emploi du temps, obligations et cohabitation.
Nous avions vécu avant cela dans une grande et sombre maison savoyarde nichée au pied de la montagne. S’il est indéniable que cette vie recluse nous a en partie protégés d’une société inapte à recevoir les particularités de Théo, elle nous a également empêchés de bénéficier des aides extérieures auxquelles nous aurions pu prétendre.
Même si les injonctions sociétales sont parfois brutales et excessives, elles sont malgré tout un moteur pour se mettre en mouvement. Si on s’en préserve, on ne peut chercher la force d’avancer qu’en soi-même.
C’est le prix de la liberté.
La veille de notre départ, le père de Théo, homme instable et colérique, avait dépassé les bornes lors d’une de ses incessantes crises de colère, à tel point que j’ai craint pour ma vie. Hélas, Théo a été témoin de cette scène. Avoir lu dans ses yeux tant de peur et de tristesse conjuguées, m’a donné le courage de tout quitter. (ref "A en perdre la raison)
Je voulais fuir depuis des mois, mais ma santé fragile m’en décourageait. De plus, je redoutais d’arracher Théo à sa maison et à tous les rituels qu’elle contenait. Pourrait-il faire l’impasse sur tous les petits gestes quotidiens qu’il avait mis en place afin de vivre sans trop de heurts du lever au coucher ? Les ritournelles devant la fenêtre de sa chambre, le lissage de la rampe d’escalier, les alignements de ses jouets à des endroits stratégiques, les petits frottements sur la cage de nos rates lorsqu’il entrait ou sortait de la cuisine ? Comment supporterait-il d’autres bruits, d’autres odeurs, d’autres horaires ? Comment l’extraire d’un seul coup de cet exosquelette engendré par cette vie qu’il avait « encadrée » à sa mesure ?
Prendre la route avec un enfant autiste n’est pas chose aisée, surtout quand on n’a aucune idée de notre destination. Pourtant, ce jour-là j’ai trouvé le courage. Tout est plus simple lorsqu’on n’a plus le choix.
Une fois son père au travail, j’ai rejoint Théo dans sa chambre et je lui ai promis que ni lui ni moi n’aurions à vivre cette violence encore une fois.
— Nous partons demain matin Théo, et nous ne reviendrons pas. As-tu la force de faire cela ?
— Où va-t-on ?
— Je ne sais pas.
Il a attendu quelques secondes avant de me répondre. Il a observé autour de nous, cette chambre dans laquelle il avait grandi, toutes les affaires qui étaient comme une seconde peau pour lui. Puis il m’a regardée à nouveau et m’a dit qu’il était d’accord.
Alors nous sommes partis sans nous retourner, laissant derrière nous notre maison et tous les souvenirs qu’elle contenait. Les bons et les mauvais.
Fuir, c’est un acte puissant qui réveille en soi un instinct de survie quasi animal. Cela n’a rien à voir avec un départ réfléchi et organisé. Il faut accepter de regarder en face le danger, aussi violent soit-il et admettre sa fragilité. Je ne sais pas si c’est faire preuve de courage ou de lâcheté, mais cela nous contraint à une grande honnêteté. Lorsqu’on a connu cet état d’hyper conscience, on est transformé à tout jamais.
Fuir à deux, c’est encore plus difficile, car nos peurs et nos attentes sont différentes. Il est alors capital de communiquer pour ne pas déposséder l’autre de la teneur et de la valeur de son acte. Je ne devais pas oublier que la fuite de Théo n’avait pas le même sens que la mienne. Je ne devais jamais exclure son droit au doute et au regret, même si cela risquait d’alourdir ma responsabilité.
Nous nous sommes tout d’abord rendus à Annecy chez ma mère, puis à Nantes chez la sœur aînée de Théo où nous nous sommes reposés durant une quinzaine de jours. Finalement, nous avons repris la route vers le sud où je savais trouver une petite école spécialisée pour les autistes qui semblait ne pas pratiquer le comportementalisme.
Durant ce périple à travers la France, quelque chose de puissant s’est passé entre nous. Nous en discutons souvent, comme si nous avions conscience de la valeur de ce changement et de l’importance de ne jamais l’oublier.
Je me demande parfois si ce saut dans le vide n’a pas été bénéfique à Théo, un peu comme un électrochoc lui révélant des forces insoupçonnées. Beaucoup de ses rituels autistiques envahissants ont disparu pendant le voyage. Bien sûr, quitter la maison à laquelle ces rituels étaient rattachés a aidé à cela. Pourtant, je suis persuadée que d’autres facteurs sont entrés en jeu, comme le fait de laisser au loin ce père inquiétant et de découvrir chez moi des ressources lui permettant de me faire confiance. Il est probable également que l’obligation d’ouvrir les yeux sur un monde plus vaste que celui qu’il s’était construit, et de ne pas le trouver aussi terrifiant qu’il se l’était imaginé, lui a offert une toute nouvelle maturité.
Mais le plus déterminant à mon avis, ce sont les innombrables discussions que nous avons eues durant les kilomètres effectués côte à côte, ainsi que lors de nos séjours dans les hôtels successifs.
Avant notre départ précipité, Théo vivait sans réelle conscience de notre quotidien. Il jouait soit dehors, dans la partie isolée de notre village, soit dans sa chambre, sur son ordinateur ou devant ses consoles. L’essentiel de ses projections était tourné vers ses mondes intérieurs, eux-mêmes issus de ses jeux vidéo. Il n’avait certainement pas la moindre idée de mon propre quotidien et des responsabilités incombant à une mère d’un enfant tel que lui, de plus, en proie à la violence de son compagnon.
Lors de ce voyage, nous étions, pour la première fois, baignés dans un même univers concret. Cette réalité, c’était la route, les hôtels, les repas, la fatigue et la construction d’un avenir qui nous échappait encore. Et, accolé à cela, le souvenir de la scène particulièrement violente qui avait déclenché notre fuite.
Il prenait également conscience de la dégradation de mon état de santé et de ma tristesse. Il me voyait pleurer parfois, quand j’étais à bout de force, mais rire aussi quand nous étions plus détendus. N’ayant plus la possibilité de s’abriter dans sa chambre à la moindre occasion, il vivait, à mes côtés, toute une gamme de sentiments qu’il cherchait à comprendre afin de s’y adapter.
Je devenais au fil des jours plus réelle que lorsque je n’étais qu’un membre de la famille au cœur de notre maison. D’une certaine manière, ce changement brutal lui offrait l’occasion de s’occuper de moi, presque autant que je devais m’occuper de lui.
Il a aimé ces quelques semaines hors du temps, il me l’a confié à de nombreuses reprises. Il les évoque avec nostalgie et me cite quelques moments spécifiques, comme lorsque nous avons découvert le dessin animé Hôtel Transylvania dans une minuscule chambre d’hôtel sombre et froide ou quand nous nous sommes baladés pour la première fois sur la plage de Palavas-les-Flots en plein milieu de l’hiver.
Durant tout ce temps, nous avons créé une complicité incroyable dans laquelle se sont nichés deux des sentiments les plus puissants qui soient : la peur et l’espoir.
Cela fait plus de neuf ans maintenant que nous avons fui, c’est-à-dire, la moitié de l’existence de Théo. Pourtant, ces jours sont gravés en nous. Je suis persuadée qu'ils lui ont fait prendre conscience d’un avenir possible. Son avenir.
Si je prends la peine de développer tout cela, c’est parce que ces trois mois sur la route, entre le moment où j’ai demandé à Théo s’il était prêt à partir, et celui où nous avons finalement trouvé notre appartement à Palavas, sont les fondations sur lesquelles nous avons construit notre vie actuelle. Rien n’aurait pu se faire, sans en passer par là. J’en suis certaine.
*** Théo ***
J’ai quelques souvenirs de notre vie en Savoie. Ce sont des détails, mais ils sont très nets dans ma mémoire.
Ce qui est étonnant, c’est que je me rappelle parfaitement le village où nous vivions, comme si un plan était dans ma tête. Je serais presque capable de reproduire ses maisons, ses rues, ses parkings. D’ailleurs, encore aujourd’hui, lorsque je veux reconnaître ma droite de ma gauche, je me souviens de la ruelle à gauche de notre maison, ou du mur se trouvant sur la droite.
Je revois la rigole qui longeait la rue jusqu’aux égouts. J’y ai perdu un nombre de balles et de jouets hallucinant. Lorsqu’on tournait sur la droite, il y avait une ortie gigantesque que je trouvais belle, mais qui me faisait peur.
On peut dire que mes souvenirs sont attachés à ces lieux. J’ai plus de facilité à me rappeler le décor que les évènements ou les personnes qui y vivaient.
Pourtant, je me souviens très bien du moment où j’ai réalisé que mon père n’était pas comme tous les autres.
Pendant des années, j’ai cru que ses colères étaient normales et que tous les pères étaient comme ça. Mais en grandissant, j’ai été capable de le comparer à d’autres et j’ai pu constater sa différence. Il était brutal et manipulateur. Lorsqu’il disait du mal de ma mère, par exemple, ou de nos voisins avec lesquels je m’entendais bien, je me protégeais en faisant semblant d’être d’accord avec lui. Comme ça, je savais qu’il allait me laisser tranquille.
Après avoir beaucoup parlé avec mes frères et sœurs, j’ai réalisé que la violence qu’il faisait régner à la maison m’avait moins touché que les autres. À l’époque, je vivais beaucoup dans mes mondes de jeux et il m’était facile de me déconnecter de ce qui se passait autour de moi. C’est dommage car cela m’a longtemps empêché de prendre conscience de ce que ma mère supportait. À cause de ça, je n’ai pas pu l’aider. Même si elle me dit que ce n’était pas à moi de le faire, cela m’embête.
Mais les derniers jours, c’était vraiment intenable, et j’ai compris que nous n’avions plus d’autre choix que partir, c’est pour ça que j’ai dit oui à Maman. De toute façon, je n’avais plus besoin de ce père. Celui que j’avais aimé s’était transformé. Si ça se trouve, il n’a même jamais existé.
Lorsque nous avons fui, j’ai enfin pris conscience de ce que Maman supportait. J’ai vu sa douleur et j’ai eu le sentiment de devoir m’occuper d’elle en lui facilitant la vie au maximum. C’est comme si quelque chose venait de me réveiller brutalement.
Bien sûr, c’était pénible de laisser ma maison, mes affaires, tout ce qui avait constitué ma vie depuis ma naissance, mais je comprenais que nous n’avions pas le choix. J’avais confiance en ma mère. En fait, pour être plus précis, j’avais confiance en nous deux.
Je me souviens très bien de notre voyage jusqu’à Nantes. Nous avons fait la route d’un seul coup, sans nous arrêter. Maman avait très peur. Elle voulait mettre des kilomètres entre mon père et nous.
À partir de là, nous avons pris l’habitude de parler à cœur ouvert elle et moi. Nous avions plein de sujets de discussion. Parfois, nous parlions des jeux vidéo ou de dessins animés, d’autres fois des planètes, des animaux ou des plantes, mais nous pouvions également évoquer notre fuite et ce que cela nous avait fait de partir en laissant tout derrière nous. Bien sûr, je n’étais qu’un enfant, mais j’étais en mesure de comprendre ce qu’il venait de nous arriver. Avec le recul, je trouve ça incroyable que nous ayons été capables de ça. Cela a créé une relation unique entre nous, que je n’ai jamais vue chez d’autres.
À partir de ce jour, je n’étais plus seulement un enfant autiste à la charge de ma mère, mais une personne sur qui elle pouvait compter autant que je pouvais compter sur elle. Nous prenions les décisions à deux.
Pour la première fois, je devenais acteur de ma vie.
De cette période, j’ai un souvenir précis auquel je tiens particulièrement.
Nous roulions de nuit sur une autoroute. Nous venions de dépasser deux grandes tours et, dans le ciel au-dessus de ces tours, il y avait une petite lumière rouge qui clignotait. C’était probablement un satellite. Cela a déclenché une longue conversation vraiment passionnante sur l’univers et l’infini. Je pense que cette discussion nous a permis de laisser notre peur derrière nous. Mais surtout, c’est à ce moment que j’ai pris conscience de ce tout nouveau lien entre ma mère et moi. Un lien qui existe encore et continuera toute notre vie.